Maquis réglementaire, aléa sur le remboursement, diabolisation de la finance : le désordre autour de la télémédecine n’est pas un bug, mais un feature.
En ce domaine plus qu’en tout autre, les stratégies multinormatives se confrontent, se juxtaposent, se coordonnent, s’étouffent.
Je ne prétends évidemment pas tout connaître du droit, de l’économie, des secteurs d’activité. Mais sur ce sujet, j’affirme : la télémédecine est un concentré de stratégies normatives.
Pourquoi ?
Parce que le théâtre opérationnel de la télémédecine fait intervenir a minima cinq catégories d’acteurs.
Les praticiens, évidemment. Mais également leur ordre, leur(s) syndicat(s) et parfois les sociétés savantes. Voire leurs « concurrents » : car oui, il n’est pas rare qu’un professionnel de santé s’émeuve des pratiques à distance de son voisin. Naturellement, pas parce qu’elles pourraient avoir pour effet de drainer la patientèle.
De l’autre côté, les pouvoirs publics, qui se divisent en deux branches. Deux branches plus proches d’Etéocle et Polynice, que d’Olive et Tom. A ma droite, les « planificateurs », qui y voient une façon de réduire les déserts médicaux, de rationaliser l’offre de soins et j’en passe. A ma gauche, les « payeurs », qui autorisent l’accès aux différentes nomenclatures de remboursement, fixent les tarifs et… payent.
La troisième place revient logiquement aux éditeurs de solution, au sens large. Qu’ils commercialisent du logiciel ou proposent un service clé en main, ils ont un intérêt direct au développement de la télésanté.
Une quatrième partition est tenue par les complémentaires santé, qui « expérimentent ». Enfin, après plus d’une décennie d’expérimentations diverses et variées, disons plutôt qu’elles recherchent le bon produit.
Et enfin, les fabricants de produits matériels « connectables » et autres professionnels de santé. Un exemple ? L’optique, où la recherche d’une coordination entre l’opticien et l’ophtalmologue irrite profondément les représentations syndicales.
Peu de domaines voient intervenir autant de protagonistes, avec des intérêts sinon opposés, à tout le moins parallèles. Et comme chacun le sait, en géométrie non euclidienne, elles ne convergent jamais !
Reste à savoir si, au milieu de ce capharnaüm, un acteur ne tirerait pas son épingle du jeu.
Un acteur qui profiterait du chaos ambiant pour se décharger sinon de sa responsabilité, à tout le moins du coût des soins ?
Prenons, par exemple, l’Etat.
Il est fauché. Rénover ses infrastructures sanitaires ? Exclu. Rehausser les honoraires médicaux ? A la marge, au mieux. Orienter les professionnels vers les zones délaissées ? Oui… par la contrainte.
Mais en même temps, renoncer au développement des industries et technologies de télésanté reviendrait à abandonner ce segment économique aux autres Etats membres, voire – pire – aux Etats-Unis et à la Chine. Les licornes, ce n’est pas comme l’herbe. Leur couleur est toujours plus vive, lorsqu’elles sont chez nous.
Alors l’Etat stratège joue, « monte sur le toit et retire l’échelle » comme le préconisait Sun Tzu. Au sens où il intervient comme un opérateur poursuivant un objectif déterminé.
Il incite au développement d’outils. Il crée des dispositifs pour faciliter l’accès au remboursement des produits innovants. Tout en biaisant les procédures. En érigeant des conditions totalement subjectives (quoi, vous ne trouvez pas que l’ergonomie d’un logiciel est d’appréciation subjective ? Parlez-en aux développeurs de l’application Voyage SNCF). En un mot, il s’offre la possibilité de verrouiller l’accès.
En pratique, la majorité des demandes de financement accéléré sont rejetées. Bah oui, plus de sou.
Puis ne serait-ce pas prendre le risque de voir les professionnels de santé, déjà en nombre insuffisant, hurler à l’ubérisation ? Ne souriez pas. A l’aube de l’e-santé, certaines voix s’élevaient pour considérer que le fabricant de dispositif médical logiciel… exerçait illégalement la profession de médecin.
Alors nos éditeurs, pris à la gorge par le besoin de construire un modèle économique pérenne – solide, ne rêvons pas –s’orientent vers d’autres financeurs. Les employeurs et les complémentaires.
Et là, c’est le gros lot assuré. Bah oui, ce ne sont alors plus les deniers – très insuffisants – de l’Etat qui sont en cause… et surtout, ils sont déjà dans le collimateur des ordres, syndicats et parlementaires qui dénoncent, à leur corps défendant, une financiarisation de la santé.
Du fait de sa position, l’Etat joue souvent sur deux tableaux : environnement / TIPP, santé / accise sur les tabacs et les alcools. Une société sans vices, c’est un Etat sans fonds.
L’avantage, ici, c’est que d’autres tableaux existent. Et que notre Léviathan, ici, a peut-être l’opportunité de refiler la patate chaude à un tiers.