Février 2015. Les twittos se déchirent pour déterminer la couleur non pas du cheval d’Henry IV, mais… d’une robe. Bleue pour les premiers, blanche pour les autres (Le Monde). Sans tenir compte de l’avis des daltoniens, présumé erroné par essence.
Anecdotique en apparence, ce débat illustre la différence de perception des couleurs par des individus partageant une même culture. Pourquoi insister sur l’aspect culturel ? Mais parce que la science a établi un lien entre percept et culture (Colour categories in a stone-age tribe) : certaines couleurs ne sont ainsi pas perçues par tous, d’autres – dépourvues de longueur d’onde – sont totalement construites par le cerveau humain (3 Minutes pour comprendre les 50 plus grands mécanismes du cerveau, page 98). Cette vérité est au demeurant assez générale – pensez à l’umami japonais ! – et parfaitement intégrée par l’industrie agroalimentaire qui peut adapter ses produits à chaque pays de distribution.
A ce stade, vous pourriez vous interroger quant au lien de ce papier avec notre bien aimée stratégie normative.
Voici.
Depuis quelques années, la notion d’éthique déferle sur la société française. Et le Parlement en étant la représentation, elle est mise à toutes les sauces dans la législation nationale. Ethique biomédicale (Art. 511-1 à 511-28 du Code Pénal), charte éthique des jurys (Art. D2223-55-10 CGCT), des sportifs (Art. L131-15-1 du Code du sport), des gestionnaires d’établissements et de services sociaux et médico-sociaux (Art. L311-2 CASF), promotion de l’éthique par le service public de l’enseignement supérieur (Art. L123-6 du Code de l’Education) et même – depuis 2024 – des référentiels d’éthique opposables (Art. L1470-5 CSP) !
Le phénomène révèle un changement complet de paradigme.
Traditionnellement, les pouvoirs publics cherchaient à interdire les agissements et conventions contraires aux bonnes mœurs. La règle, posée en 1804 dans le Code Napoléon, se retrouve dans d’autres domaines (ex : non-brevetabilité des inventions contraires aux bonnes mœurs). C’est alors au juge – au sens large – qu’il revenait de distinguer le bon grain de l’ivraie, ce qui permettait de faire évoluer la notion de bonnes mœurs. Songez à la téléréalité : l’évolution des bonnes mœurs « télévisuelles » a été très perceptible au début des années 2000.
Avec l’éthique, tout change : fini la recherche – puis la sanction – des comportements et contrats contraires aux bonnes mœurs. Désormais, les pouvoirs publics fixent le bon comportement dans les Tables de la loi et s’autorisent à punir toute déviation. C’est alors aux personnes poursuivies de démontrer qu’elles n’ont pas manqué à leurs obligations. L’éthique est ainsi aux personnes physiques, ce qu’est la conformité aux entreprises.
L’inversement de la charge de la preuve découlant de la codification du bon comportement est facilitatrice, pour les autorités. Elle présente en revanche plusieurs inconvénients, pour la société, comme pour les individus.
Le glissement du contrôle des bonnes mœurs à l’exigence d’une éthique « normalisée » implique l’adoption d’un texte. Et fige donc le cadre. A moyen terme, la norme éthique peut donc cesser d’être « l’expression de la volonté générale » (Art. 6 DDHC) : en clair, filmer des personnes 24h sur 24 aurait ainsi été interdit d’office, car non conforme à un référentiel. Une bonne intention des autorités – peut-être – mais derrière laquelle se cache un potentiel enfer.
Ensuite, l’appréciation de « l’éthique » d’une situation, d’un comportement est subjective, casuistique et même… personnelle. Prenez la possibilité offerte au juge répressif de ne pas sanctionner une infraction commise en « état de nécessité », par exemple. Du point de vue de la victime, l’appréciation sera certainement différente. Plus polémique, la corrida. Personnes sensibles au bien-être animal et aficionados de cette pratique n’auront clairement pas le même point de vue quant à l’éthique du matador. Codifier le bon comportement, fixer l’éthique revient donc pour l’Administration française à imposer sa vision, alors qu’elle devrait accepter la diversité.
Individuellement, le glissement n’est pas sans conséquence non plus. La définition de l’éthique prive la personne de son libre arbitre. L’éthique résonne ainsi comme la théorie criminologique et sociologique de la vitre brisée (Wikipédia). En posant la règle du boyscout, législateur et régulateurs misent sur un biais de conformisme et réduisent ainsi l’opposition aux normes qu’ils adoptent.
Mieux ou pire (une question d’éthique, j’imagine ?), celui contestant par exemple le concept « d’éthique des algorithmes » verra sa position diabolisée sur un jugement de valeur, sans examen de la logique et du bien-fondé de son argumentaire.
Alors que pourtant, sur quelle base le Ministre en charge de la santé, par exemple, peut-il déterminer objectivement ce qui, dans un système d’information de téléconsultation (Arrêté du 9 février 2024 – NOR : TSSD2400438A), serait ou non éthique ? Pas si simple, lorsque la population peut s’écharper quant à la couleur d’une robe !