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La stratégie judiciaire à l’ère de l’open-data de la justice : quand la gestion du risque d’image déplace le curseur

open data de la justice - NORMINT

Comment l’open-data de la justice influe sur la stratégie judiciaire ?

La stratégie judiciaire, c’est-à-dire la stratégie développée pour la conduite d’un procès n’est pas strictement juridique.

Elle doit tenir compte de nombreux paramètres :

  • bienfondé des prétentions et chances de succès,
  • durée prévisible de l’action,
  • coût du procès et des voies de recours,
  • etc.

La décision d’agir en justice est prise en considération d’enjeux juridiques et économiques.

Elle intègre également nécessairement la question du risque d’image et des conséquences indirectes de cette décision.

Un partenaire commercial procédurier avec d’autres acteurs économiques peut susciter la méfiance, ce qui se traduit dans les conditions proposées par ses fournisseurs.

A l’inverse, un procès perdu peut atteindre le crédit de celui qui l’a intenté, ou avoir des conséquences négatives sur le cours de bourse et l’accès au financement de l’entreprise.

Dans son billet du 27 septembre 2024, Pierre Desmarais nous invitait à explorer la possibilité d’exploiter les échecs cachés de l’adversaire. Mais ont-ils réellement vocation à rester cachés ?

  1. L’open-data de la justice et l’accès public aux décisions y compris de première instance

Jusqu’à récemment, les décisions de justice avaient une publicité limitée. En dehors des bases de données à l’accès payant des éditeurs juridiques, peu de décisions étaient pleinement accessibles à la consultation, outre les arrêts rendus par la Cour de Cassation mais qui concernent un petit nombre d’affaires et ne rentrent pas toujours dans le détail des situations de fait, se bornant souvent à trancher un point de droit précis après une présentation très succincte du litige.

Dans un objectif de transparence, le législateur et le gouvernement ont décidé de remédier à cette situation en programmant l’ouverture des données complète, de manière progressive.

Un arrêté établit le calendrier des dates de mise à la disposition du public et de délivrance des copies sollicitées par les tiers, des décisions de justice pour chacun des ordres administratif et judiciaire, des trois niveaux d’instance et des matières civile, commerciale, sociale et pénale (Arrêté du 28 avril 2021 pris en application de l’article 9 du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives).

La dernière échéance est fixée en fin d’année 2025. Une partie des décisions rendues par les Tribunaux Judiciaires en 1ère instance sont déjà versés dans le cadre d’une expérimentation pour quelques juridictions pilotes.

Il faut désormais tabler sur la publicité de tout procès intenté. Les décisions rendues, et leur contenu souvent détaillé et révélateur des stratégies des acteurs économiques, seront en accès libre et consultables par tous : analystes économiques, journalistes, concurrents.

  1. L’exemple de la fronde des franchisés du groupe Carrefour

Un exemple instructif des conséquences de l’open-data sur le risque d’image est celui de la fronde des franchisés Carrefour.

Depuis plusieurs mois, des franchisés Carrefour s’organisent et participent activement à la diffusion dans les médias des critiques qu’ils formulent à l’encontre de l’enseigne, notamment concernant les prix jugés trop élevés pratiqués par les centrales, évoquant en conséquence un déséquilibre significatif du contrat ou l’absence de rentabilité économique du franchisé, ce qui les a conduit à assigner la tête de réseau devant le Tribunal de Commerce de Rennes (OlivierDauvers.fr, Carrefour : les franchisés proxi mettent la pression, 18 janvier 2024).

L’effet de ce procès intenté s’est rapidement diffusé, ce dont la presse s’est fait l’écho : « Après l’assignation de l’enseigne Carrefour devant le tribunal de commerce, la parole se libère chez des franchisés qui dénoncent des difficultés financières » (ActuNantes, À Nantes, des franchisés Carrefour en pleine déprime : « La rentabilité n’est pas là », le 28 janvier 2024).

C’est ensuite le Ministère de l’Economie qui s’est intéressé à la question : « L’administration se joint à l’assignation de l’Association des franchisés Carrefour à l’encontre de clauses jugées abusives des contrats de franchise du groupe » (Les Echos, Carrefour menacé de 200 millions d’amende par Bercy, 18 juin 2024).

La fronde a donné lieu à de nombreuses décisions de justice, et certaines vont laisser des traces pour leur apport à la jurisprudence.

Ainsi par exemple, Carrefour Proximité France a pu soutenir qu’un franchisé s’était placé en procédure de sauvegarde de manière frauduleuse, pour bénéficier d’un cadre permettant la résiliation judiciaire du contrat de franchise puis un changement d’enseigne.

Les juges vont écarter cette argumentation en appel et retenir que la sauvegarde était justifiée, notamment en raison « des difficultés techniques et relationnelles avec les entités du groupe Carrefour, sur les prix, l’assistance, les livraisons, attestées par de nombreux courriers et relevés de produits en annexe des conclusions » et d’une « rentabilité jugée insuffisante pour l’adaptation au marché, jointe à la dépendance économique et au modèle économique de la franchise proposée par le groupe Carrefour, obligeant en pratique la société BTMR [franchisé] à effectuer 91 à 93 % de ses achats auprès de la société CSF à des conditions trop rigides pour l’adaptation au marché » (Cour d’appel de Douai, 27 juin 2024, RG n° 23/04580).

De même, s’agissant d’un franchisé sous procédure de sauvegarde dans lequel le groupe détenait une participation (franchise participative), il a été jugé que les éléments financiers en débat « traduisent de manière objective une absence de rentabilité de la structure » et que « ont été présentés les prévisionnels relatifs à cette même société en cas de changement d’enseigne ce qui permettrait un apurement de ses dettes, y compris au niveau de ses fournisseurs » (Cour d’appel de Lyon, 19 septembre 2024, n°22/01180).

En d’autres termes, les juges affirment qu’il est démontré qu’un changement d’enseigne améliorerait la rentabilité de la structure en difficulté, et confirment en conséquence la résiliation judiciaire du contrat de franchise par le Tribunal de Commerce pour sauvegarder la société, malgré la contestation du groupe.

Alors que ces arrêts d’appel concernent des questions juridiques très différentes et ne tranchent pas la question d’un déséquilibre significatif ou d’une erreur sur la rentabilité qui vicierait le contrat de franchise, des extraits peuvent aisément être détournés pour apporter de l’eau au moulin des frondeurs, dans le cadre de leur assignation devant le Tribunal de Commerce de Rennes.

Difficile en outre de lutter sur le terrain de la communication contre le récit des franchisés frondeurs selon lequel leurs difficultés seraient imputables, au moins en partie, à la franchise, quand l’affirmation est frappée du sceau de la vérité judiciaire, même détournée de son contexte particulier.

Les décisions seront également d’intérêt pour tous ceux qui se penchent sur le groupe, ses résultats, sa stratégie commerciale. On peut y déceler que la question de la résiliation des contrats de franchise est un point sensible pour le franchiseur qui exerce le voies de recours sur cette question, ou encore l’intérêt qu’il porte à la stratégie de ses concurrents, puisqu’il demande la production de pièces couvertes par le secret des affaires et reproche aux juges de première instance de statuer sans communication de ces éléments concernant une franchise concurrente.

La publicité des actions en justice entreprises et les résultats défavorables dans de précédentes procédures sont donc de nature à amplifier un risque d’image, qui aurait autrefois été relativisé par l’accès restreint aux praticiens du droit de ces décisions de justice.

  1. La nécessaire adaptation de la stratégie juridique à la gestion du risque d’image, désormais diffus à l’ère de l’open-data

L’ouverture progressive et de plus en plus large des données que sont les décisions de justice doit être prise en compte dans l’élaboration d’une stratégie judiciaire.

Les acteurs économiques ont donc tout intérêt à se saisir des outils permettant d’éviter un procès public et la diffusion des décisions de justice.

Dès la négociation du contrat, il peut s’agir de clauses de confidentialité ou de recours à des modes alternatifs de règlement des litiges, de nature à éviter une décision de justice qui devra intégrer l’open-data (conciliation, médiation, arbitrage).

Le recours à la négociation confidentielle et à la transaction permettant de mettre fin à tout procès né ou à naître doit également être évalué.

Cela n’est toutefois pas une garantie de discrétion totale. Les arrêts susvisés font d’ailleurs état de ce que les contrats conclus entre la tête de réseau et les franchisés Carrefour Proximité France comportent des clauses d’arbitrage. Pour autant, les procédures collectives (conciliation, sauvegarde, redressement, liquidation) y échappent, et donnent donc un aperçu des relations contractuelles au sein du réseau.

Les acteurs économiques prennent le risque d’être observables et donc observés, avec des conséquences négatives, quelque soit l’issue du procès. Adapter la stratégie à cette nouvelle réalité est incontournable.

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