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De l’art de prédire les évolutions jurisprudentielles pour la stratégie normative

Selon le principe bien connu de notre droit, inchangé depuis 1803, « La loi ne dispose que pour l’avenir ; elle n’a point d’effet rétroactif » (Code civil, article 2). Le contenu de ce principe a été précisé conventionnellement, afin de le doter de garanties fortes, notamment en matière pénale : « Nul ne peut être condamné pour une action ou une omission qui, au moment où elle a été commise, ne constituait pas une infraction d’après le droit national ou international » (Convention de sauvegarde des Droits de l’Homme et des Libertés fondamentales, article 7).

Pour autant, la jurisprudence semble échapper à ces principes, ainsi que vient de le rappeler la Cour de cassation.

L’abus de confiance est le fait par une personne de détourner, au préjudice d’autrui, des fonds, des valeurs ou un bien quelconque qui lui ont été remis et qu’elle a acceptés à charge de les rendre, de les représenter ou d’en faire un usage déterminé, infraction punie de cinq ans d’emprisonnement et de 375 000 euros d’amende (Code pénal, article 314-1).

Selon la jurisprudence antérieure cette infraction est applicable à des biens meubles à l’exclusion des immeubles. La Cour de cassation a jugé, en entendant donner une certaine autorité à sa position en publiant l’arrêt au bulletin, que l’abus de confiance ne peut porter que sur des fonds, des valeurs ou un bien quelconque, à l’exclusion d’un immeuble et que, de ce fait, encourt la cassation un arrêt, qui sous le couvert de la non-restitution des clefs permettant d’accéder à un bien immobilier, a réprimé l’utilisation abusive de ce bien (Cour de Cassation, Chambre criminelle, 10 octobre 2001, 00-87.605, Publié au bulletin).

La Cour de Cassation est revenue sur cette position en 2024 pour opérer un revirement complet de cette jurisprudence, estimant désormais qu’un immeuble pouvait faire l’objet d’un abus de confiance (Cour de cassation, Chambre criminelle, 3 mars 2024, n°22-83.689, Publié au bulletin). Elle juge désormais que l’abus de confiance peut porter sur des fonds, valeurs ou biens quelconques, en ce compris un immeuble, remis à titre précaire et que s’analyse en un détournement entrant dans le champ de l’article 314-1 du code pénal, l’usage abusif de l’immeuble portant atteinte de façon irrémédiable à son utilité et traduisant la volonté manifeste de l’auteur de se comporter, même momentanément, comme un propriétaire.

Au-delà de ce revirement opéré en 23 ans, l’arrêt a un apport important pour la stratégie normative, en ce qu’il précise les limites de la non-rétroactivité et le rôle que le juge attribue aux professionnels et à leurs conseils juridiques.

On peut y lire que ce revirement ne méconnaît pas l’article 7 de la Convention susvisée au motif que cette évolution n’était pas imprévisible compte-tenu d’élargissements jurisprudentiels progressifs intervenus entre les arrêts de 2001 et 2024. Le prévenu sera donc jugé selon l’interprétation jurisprudentielle nouvelle, quand bien même le revirement n’était ni opéré, ni réellement annoncé lorsque l’infraction a été commise et que des poursuites ont été engagées.

On peut y lire également que les prévenus pouvaient s’entourer de conseils appropriés et étaient des professionnels habitués à devoir faire preuve d’une grande prudence dans l’exercice de leur activité, et notamment dans l’évaluation des risques qu’elle comporte, au point qu’ils ne peuvent invoquer « le droit à une jurisprudence figée ».

En d’autres termes, la stratégie normative doit être comprise comme incluant la perception d’évolutions possibles, bien qu’encore éventuelles et non acquises. La Cour semble exiger des talents divinatoires encore supérieurs à ce qui était traditionnellement attendu, par exemple en matière de responsabilité civile professionnelle de l’avocat : « l’avocat, sans que puisse lui être imputé à faute de n’avoir pas anticipé une évolution imprévisible du droit positif, se doit de faire valoir une évolution jurisprudentielle acquise dont la transposition ou l’extension à la cause dont il a la charge a des chances sérieuses de la faire prospérer » (Cour de cassation, 1re chambre civile, 14 mai 2009, n°08-15.899).

Qu’on se le dise, justiciable et conseils doivent se munir d’une bonne boule de cristal et dépasser la simple analyse du droit positif, au risque que la stratégie définie soit mise en échec.

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