Plus de deux mille ans après leur rédaction, les 36 stratagèmes issus de la pensée militaire chinoise trouvent un écho sans cesse croissant me semble-t-il dans les campagnes de communication. Alors que les entreprises, les produits et services et les marques doivent composer avec des marchés instables, des consommateurs critiques et une pression réglementaire croissante, la tentation du détour stratégique, du masque tactique ou de l’action indirecte devient plus que jamais pertinente.
En 2025, la communication normative, celle qui cherche à imposer ou normaliser une vision du monde (et n’est-ce pas l’essence même de toute communication commerciale ou politique ?), ne peut plus se contenter de messages directs. Elle emprunte quotidiennement à l’art de la guerre, en l’occurrence à celui de Sun Tzu, plus vivant que jamais.
Des stratagèmes millénaires… aux recos des agences en passant par les briefs des annonceurs
Les stratagèmes chinois, bien que formulés à des fins militaires, relèvent d’une logique universelle : comment remporter l’adhésion ou neutraliser l’adversaire sans confrontation directe. Ces logiques s’appliquent aujourd’hui à la bataille pour l’attention du public, une bataille ou l’un des enjeux est le « temps de cerveau humain disponible ». Qu’il s’agisse de défendre un territoire symbolique, de construire une image ou de détourner un soupçon, les marques et les entreprises se livrent à une guerre d’influence douce, mais acharnée. Une guerre où les armes fourbies par les agences s’appuient tout autant sur les normes que sur la créativité.
Rentrons un peu plus dans vif du sujet avec quatre exemples de campagnes lancées au printemps, des campagnes qui démontrent la persistance et la modernité de ces stratégies indirectes millénaires.
1 • Snapchat, “Dites-le en un Snap”
- Stratagème 5 : “Profiter de l’incendie pour piller et voler”
Dans cette campagne printanière, Snapchat relance l’offensive auprès des jeunes en misant sur l’instantanéité, la sincérité et la non-permanence des messages — à rebours des logiques algorithmiques de TikTok ou Instagram. La promesse ? Être soi, vraiment, dans un monde saturé de filtres et de montages. Snapchat exploite ici le “désordre” des plateformes rivales, où les contenus sont formatés, normés, parfois déconnectés de la spontanéité initiale des réseaux sociaux.
La stratégie normative est limpide : redéfinir la norme du “réseau social authentique”, et l’imposer comme le territoire légitime de l’expression générationnelle.
2 • fresh, “Le marché frais en vrai”
- Stratagème 17 : “Créer une diversion pour tromper l’adversaire”
Nouvelle enseigne en plein développement du groupe Prosol, fresh choisit d’investir massivement les écrans télévisés pour sa première campagne grand public. Plutôt que d’entrer frontalement dans la guerre des prix avec Lidl ou Intermarché, la marque choisit la diversion : elle parle plaisir, fraîcheur, gestes simples. Les spots comme le discours opèrent une rupture symbolique avec les codes du discount et des hypers… Une rupture que l’on retrouve également dans la communication de Grand Frais.
Dans les deux cas, nous sommes clairement dans une stratégie de rupture normative. En changeant les repères émotionnels de l’achat alimentaire, fresh et Grand Frais détournent le débat. Il ne s’agit plus de prix, mais d’envie. Le message est clair : “ce n’est pas un supermarché, c’est un marché”, “Ceci n’est pas une fraise bien rouge mais une fraise avec du goût”.
3 • La Poste, “30 ans du e-commerce avec Colissimo”
- Stratagème 19 : “Retirer le feu sous le chaudron”
Pour célébrer les 30 ans du e-commerce, Colissimo se présente comme le vecteur historique de la confiance et de la sécurité dans les achats à distance. Un storytelling rassurant, fondé sur la continuité et la fiabilité. Ce discours intervient dans un moment où le doute croît : livraison aléatoire, pollution logistique, fraude à la carte bancaire.
La stratégie ici consiste à nous soulager de certaines sources d’anxiété, à minimiser la charge mentale de l’achat à distance, en réaffirmant une norme : celle d’un service postal de confiance, familier, maîtrisé. L’attaque ne se fait pas sur les concurrents, mais sur les émotions. On neutralise le doute par la mémoire collective, celle d’un temps où le facteur passait à l’heure.
4• Shein, conjuguer “militantisme” et “lobbying discret”
- Stratagème 1 : “Traverser la mer sans que le ciel le sache”
Dans un contexte réglementaire menaçant, Shein orchestre un repositionnement audacieux. Communication sur la personnalisation à la demande, promesses de durabilité, présence dans des salons B2B : la marque se redessine, en public et en coulisses. La stratégie est frontale… mais masquée. En affirmant que « La mode est un droit, pas un privilège », Shein agit ailleurs pour atténuer les critiques ici.
Ce double jeu incarne le tout premier des stratagèmes décrit par Sun Tzu : travers la mer sans que le ciel le sache. La communication de Shein devient un acte normatif dissimulé, une forme de greenwashing du militantisme comme l’indique Public Eye. Autrement dit, comment imposer une nouvelle représentation de la mode à bas prix, non plus comme un excès coupable, mais comme une agilité logistique vertueuse.
Normative Intelligence : vers un nouveau réalisme stratégique
Ces quatre campagnes ne sont pas des cas isolés. Elles sont des exemples concrets et récents du retour d’une communication indirecte, rusée, décentrée, qui refuse la confrontation. Dans un environnement saturé d’informations, de soupçons et d’interprétations, la norme ne s’impose plus : elle se construit, se glisse, se détourne.
Le rôle des stratèges de la communication n’est plus uniquement de dire ce qu’il faut penser, mais d’orienter l’interprétation du réel, en jouant sur les codes, les émotions, les récits. C’est là qu’intervient l’intelligence normative : non pas comme autorité verticale, mais comme tactique d’acceptation culturelle et sociale.
En conclusion : Sun Tzu, influenceur des communicants ?
Si les stratagèmes de Sun Tzu fascinent toujours autant les militaires, les joueurs d’échecs, les CEO de start-up, les communicants mais aussi les professionnels du droit, c’est bien parce qu’ils décrivent une grammaire du contournement et de la transformation. Or en 2025, les marques, les institutions, les ONG comme les influenceurs et les pouvoirs publics doivent composer avec un monde où convaincre ne suffit plus. Il faut séduire sans dire, rassurer sans promettre, avancer masqué.
C’est peut-être là le plus grand enseignement de Sun Tzu : la stratégie est plus que jamais affaire de perception et de normes et la communication son terrain d’application le plus sophistiqué et stimulant intellectuellement.